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Photo du rédacteurFélix Léveillé

TA VIE - 1er juillet 2020- La sirène

MISE EN CONTEXTE:

En pleine pandémie, François et Marianne attendent leur premier bébé. Entre la joie et les angoisses variables que cette heureuse nouvelle leur apporte, ils s’efforcent de garder une stabilité dans leur vie alors que dehors, tout fou le camp. Par le biais d’un journal écrit sur une période de neuf mois, François décide de s’adresser à leur enfant qui, bien au chaud dans le bedon de Marianne, n’a que faire de la tempête qui sévit autour de ses futurs parents. Il lui partage ses observations et réflexions du monde d’aujourd’hui et ses questionnements sur sa paternité à venir.


Pis là, tu dois te demander sûrement comment c’est possible que tes parents trouvent le temps de réussir à retaper un chalet pendant des semaines, tout en profitant de couches de paysages trempées dans le Saint-Laurent et d’élans amoureux dans le lit de ta conception?

C’est ben simple, mon bébé, on a pu de job…

Le vendredi 13 mars, nos emplois se sont émiettés comme un vieux biscuit dans le fond d’une poche.


- La production tire la plug. Toute l’équipe de tournage est en train de remballer le stock…

- Mais là, qu’est-ce qui se passe?

- C’est à cause de l’annonce des mesures d’urgence sanitaire François, tout le monde criss son camp. Je sais pas quoi faire. Je viens d’installer le décor sur trois étages dans l’hôtel…C’est le bordel.


Ta mère est directrice artistique sur des productions cinématographiques américaine. Ta mère a du chien et adore son emploi. Ta mère règle des problèmes parce que c’est une magicienne. Ta mère ne dit jamais « je ne sais pas quoi faire ».


J’entends son souffle au téléphone qui brouille son silence entre deux phrases. Je l’entends courir dans tous les sens et j’entends des conversations au loin qui trébuchent dans l’urgence. Ça brasse. Il y a une sirène dans la voix de ta mère mais il y a aussi le calme de ceux qui savent naviguer dans les ouragans.


Ta mère est un roc de velours aux yeux couleur océan. Ta mère est le son réconfortant que les couchers de soleil font quand ils décident de s’étendre sur le fleuve. Ta mère est de celles qui savent apaiser les premières heures d’une pandémie.


-Je…je vais finir plus tôt, je pense… Achète du vin s’il te plaît.

Des mois de travail à l’eau. Des mois de travail à ne jamais voir le jour.

J’ai acheté trois bouteilles de vin ce soir-là. On a veillé jusqu’au petites heures du matin en regardant par la fenêtre la naissance d’un monde pas mal étrange.

En ce qui me concerne, les tisons on mit plus de temps à se poser sur la paille disons.

Vois-tu, ton père est ce qu’on appelle un « travailleur autonome ».

Comment je pourrais ben t’expliquer ça… Dans le fond, je gagne ma vie…comme un cowboy solitaire (c’est bon ça) à la recherche de contrats, dans des petits villages de l’ouest… Pareil pareil.


Ton père, c’est comme… un mercenaire…

…de la job alimentaire.

Bon, à vrai dire, ton père change de job aux huit mois depuis environ vingt ans…


Ton père est cuisinier-opérateur de machine de découpe dans un atelier d’art graphique-accompagnateur de groupe de jeunes américains qui font une virée dans la ville de Québec-simulateur de patient en toxicomanie-ressource spécialisée dans les maisons de jeune du Nunavik-vampire à la ronde-Lion pirate sur l’Ile Sainte-Hélène-Placier- Barman- DJ dans tous les bars en ville et comédien.


Bref, ton père est un brin à la recherche de stabilité dans sa vie. Il se trouve qu’un soir de juin, un an auparavant, ne sachant plus quoi faire de ses dix doigts et voyant l’intransigeante quarantaine se pointer aux abords de ses yeux sous forme de pattes d’oie, ton père décide de s’inscrire dans le programme de guide touristique de l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec. Il aime ça parler à du monde, même qu’il est beaucoup trop à l’aise de le faire et il se trouve que l’histoire le passionne. Le match est parfait.


Le tourisme à Montréal est, depuis le milieu des années 2000, en pleine ascension. Sa constance est aussi vertigineuse que son rythme est éreintant. Depuis, la ville déroule des kilomètres de tapis rouge pour que le touriste se fraye un chemin de festival en festival. Il est clair que ses nombreux événements festifs ont contribués à sa renommée, mais il y un élément en particulier, peu connu du public, qui va changer le visage de Montréal : le rachat des Studio de cinéma MELS au début des années 2010. Les installations vont maintenant attirer des tournages américains de très grande envergure. Ce n’est pas seulement la quantité astronomique d’argent qui est brassée qui fait saliver les papilles montréalaises, mais c’est également le rayonnement de la ville que les productions reflètent à travers le monde : si les stars hollywoodiennes se pavanent dans les rues du Vieux-Montréal, tu peux être certain que les réseaux sociaux de tout horizon suivront leurs pas. Pour un producteur américain, Montréal, c’est sa vision de l’entièreté de l’Europe à la frontière de son propre pays. C’est là que ta mère travaille, enfin travaillait, comme directrice artistique.


Alors que la tendance touristique est sur un sprint à faire claquer n’importe quel quadriceps, ton père se dit qu’il va investir son temps et son argent dans un domaine qui ne se repose jamais. Il est là, l’Eldorado du travailleur automne, qui à tout le moins, lui offrira le luxe d’une stabilité longtemps recherchée.

Rien n’arrêtera le tourisme. Rien n’arrêtera les avions de voler.
Rien.

Non seulement, j’ai perdu tous mes contrats de cowboy de l’ouest mais ma ruée vers l’or, aussi modeste qu’elle puisse être, ne se fera pas.


Le 13 mars 2020, tes parents se soulent dans l’appartement qui a vu naître leur amour et ne comprennent pas encore comment leur vie va se transformer. Ils ne comprennent pas encore comment les pandémies ne savent pas lâcher le morceau. Ils ne comprennent surtout pas comment ils vont réussir à s’en sortir dans leur nouvelle maison qu’ils viennent tout juste d’acheter, deux semaines plus tôt, sur la rive-sud, à la sueur de leur front.


Le projet « Ta vie » est un récit d’autofiction, inspiré de la vie de l’auteur. Commencé à être rédigé au début de l’été 2020, il prendra fin autour des derniers jours de février. Plusieurs dates du journal seront partagés en primeur avec la collaboration du théâtre de l’Oeil Ouvert.

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