MISE EN CONTEXTE:
En pleine pandémie, François et Marianne attendent leur premier bébé. Entre la joie et les angoisses variables que cette heureuse nouvelle leur apporte, ils s’efforcent de garder une stabilité dans leur vie alors que dehors, tout fou le camp. Par le biais d’un journal écrit sur une période de neuf mois, François décide de s’adresser à leur enfant qui, bien au chaud dans le bedon de Marianne, n’a que faire de la tempête qui sévit autour de ses futurs parents. Il lui partage ses observations et réflexions du monde d’aujourd’hui et ses questionnements sur sa paternité à venir.
Il y a des fragments de vie qui se sont bercés sur cette galerie-là. Il y en a d’autres qui ont été garochés dans des pleurs et des cris sur les murs jaunis par la cigarette. C’est une maison d’amour, de rêves et de détresse. C’est ce que nous sommes ici, dans notre assortiment le plus authentique de tous les jours. C’est l’endroit des vérités qui nous lient. C’est la table à pique-nique des rhum and coke et des BBQ qui durent une fin de semaine. C’est l’eau sulfureuse qui sent le pet et qui perle sur nos corps dans la douche. C’est un garde-robe où les plus beaux galets de grève s’accumulent depuis des décennies. C’est la maison au Portage. C’est ici, dans la paume de notre histoire, qu’il est important de toujours remonter la ligne du temps.
Parce qu’il faut le faire pour toi. Il faut que tu comprennes.
Pendant presque deux siècles, la terre de ta famille fait rougir le Bas-Du-Fleuve. Ce n’est pas la largeur qui étonne, moins d’un kilomètre en longeant le Saint-Laurent, mais bien sa profondeur. Elle dépasse la 132 et se déroule même plus loin que l’autoroute 20. Elle sera plus tard bordée par la construction de l’aéroport de Rivière-Du-Loup. On fait pousser du foin pour nourrir le bétail et on y trouve le pâturage pour les vaches. Ç’a l’air que ces dites vaches ont de sacrés mollets car à partir de l’étable, qui est sur le bord du fleuve, elles doivent grimper plusieurs bonnes côtes pour rejoindre les champs, sur un plateau plus haut du village. Pas très loin du rivage se trouve un immense potager où les légumes nourrissent toute la famille. Pendant ce temps-là, les cousins à gros bras font tourner le moulin à scie.
Au début des années cinquante, ton arrière-grand-père fera face à un étrange dilemme d’héritage : suite au décès de son propre père, il aura le choix entre huit cents dollars ou une petite parcelle de terrain à l’ouest de la maison familiale, à quelques mètres d’où il a lui-même grandit. Le reste des terres seront offertes à différents membres de sa famille immédiate. Il choisit la terre et va y construire, quelques années plus tard, un petit chalet d’été pour sa mère et sa sœur.
Ce chalet, c’est devenu la maison du Portage.
Ce chalet, c’est ce qu’il reste de nous.
Tout le reste a été vendu.
T’as peut-être envie de me demander pourquoi? J’ai envie de te répondre : parce que c’est la vie.
Parce que des fois, il faut prendre des décisions déchirantes. Parce qu’il faut survivre. Parce que les gens ne sont pas obligés de devenir des fermiers et d’endurcir les mollets de leurs vaches. Parce que les gens peuvent partir pour vivre en ville parce que oui, ça reste plus facile et on a le droit de choisir la facilité. Parce que les gens peuvent vivre des grands drames et qu’il est parfois excessivement douloureux de regarder les portes qui ont été trop souvent claquées. Il est inutile d’en vouloir à qui que ce soit. Ce sont des histoires qui ne te concerne pas, ni moi d’ailleurs. Mon rôle est de te les raconter…
Pour te permettre de comprendre la suite.
Le chalet est une ruine. Les dernières fondations de ta famille en arrachent de partout. Ton grand-père et ta grand-mère s’efforcent depuis des années à les convaincre de ne pas s’écrouler. Sans le savoir, ou qui sait, peut-être même de manière ultra consciente, ils m’ont transmis cet amour des choses qui se battent pour ne pas disparaitre et qui ne savent pas qu’on peut encore les aimer.
Tu auras tant de choses, là-bas, qui attendent juste ton petit amour.
C’est mon rôle aussi maintenant, de prendre soin de ce qu’il nous reste. Sinon, à quoi bon te raconter toutes ces histoires-là?
Ta mère et moi, on a commencé par le salon.
Avant d’aller plus loin, au-delà des plans de rénovation qui coutent un bras, il faut que tu saches un détail important : le chalet n’a pas changé d’un poil depuis les années soixante. Tous ceux qui y ont séjourné ont tous eu la même réflexion : c’est un retour dans le passé déroutant, d’une remarquable précision angoissante.
Le plombier nous a dit que le modèle de tank à eau chaude était discontinué depuis les années soixante-dix…
Le four n’est pas branché sur une prise de deux cent vingt volts, tout simplement parce que lors de son installation, ce format de prise n’existait pas. Il est connecté directement à la boite électrique, dans la cave…
Et surtout à l’époque, question mode, il était coutume de recouvrir un magnifique plancher de bois franc avec une moquette.
C’est la première affaire qui a pris le bord.
Te dire l’étrange mélange de satisfaction et de nausées qu’on éprouve en arrachant un tapis couleur kaki-brulé-moisi-qui-a-déjà-été-un-orange-coucher-de-soleil. Te dire la quantité d’acarien qui a pu s’y installer pour coloniser depuis les années soixante. Avoir été tout seul dans une grande plaine désertique, on aurait tout fait bruler pour être certain que personne puisse y toucher, ou même s’en souvenir.
Ensuite, la peinture.
Ton grand-père me dit que la dernière fois qu’il a peinturé la maison, c’était à l’été soixante-dix-huit, pour le cinquantième anniversaire de mariage de tes arrières-arrières-grands-parents (du côté de ton arrière-grand-mère là. Suis bien!)
Tout bouge très lentement dans ta famille. C’est autant rassurant que terrifiant.
Ça a pris trois couches de blanc pour faire disparaitre les mémoires incrustés des Benson & Hedges Special King Size.
On a fait remonter la galerie, qui dangereusement depuis des années, menaçait d’aller se coucher au soleil sur la grève. On a réparé des fissures dans la cave qui dessinaient des racines. On a installé un ilot de cuisine. On a changé le four de la cuisine (quelle aventure). On a fait sabler et vernir les planchers.
Et on a fabriqué un bébé. Dans la chambre verte.
Les chambres à coucher ont des noms : La chambre de grand-papa, la chambre des jumeaux et la mystérieuse chambre verte. Cette dernière est une chambre à coucher somme toute assez normale mais elle a la particularité d’avoir des accents verts méticuleusement choisis. S’y trouve également la chaise berçante ancestrale de ton arrière-arrière-arrière-grand-mère. C’est la seule chambre qui offre une fenêtre directe sur le fleuve. Cette chambre, tu vas voir, porte un secret qui nous appartient, toi et moi.
On a fabriqué un bébé.
Pas que c’était pas voulu. Loin de là. C’était juste surprenant. Surprenant par le fait que ta mère et moi, plus on avançait dans les rénos à grosses sueurs de juin, plus on était happés par une vague de changement. Il y avait dans l’air quelque chose qui n’avait pas bougé depuis des décennies ici. Il y avait le temps qui a figé et qui commençait à peser lourd sur l’espoir d’un avenir à contempler les grandes marées. Il y a eu un appel de souffle et de rage des murs porteurs qui refusaient de s’effondrer. Ta mère a répété à maintes reprises, la face pleine de gouttelettes de peinture et de poussière de plâtre, que c’était une des plus belles semaines de sa vie et ce, avant même qu’elle sache que tu t’étais installé dans son bedon.
Il y aura un avant et un après. Il y aura des histoires qui se terminent dans une charpente qui se fatigue et il y aura la tienne qui commence ici, dans une chambre qui est en amour avec le Saint-Laurent.
Bon, rendu là, je me doute bien que tout ce que tu as envie de savoir, c’est le secret de la chambre verte hein? Je m’étais dit que j’allais te le garder pour plus tard, avec un rhum and coke, sur la table de pique-nique mais enfin…
Le secret de la chambre verte est le suivant.
J’ai été conçu dans la même pièce, il y a trente-sept ans.
Quand même fou hein?
Y’a peut-être un pèlerinage de fertilité à envisager ici…
Les deux mains dans la vaisselle, dans un lavabo de porcelaine où tout se casse et ne veut pas qu’on l’oubli, je regarde par la fenêtre de la cuisine un grand héron picosser poétiquement des morceaux de marée basse et le vinyle d’Ennio Moriccone cri si fort, à travers la houle blanche des vagues, jusqu’à Charlevoix, que la maison du Portage est encore debout. Qu’on ne la laissera pas tomber.
Et si ton arrière-grand-père avait choisi les huit cents dollars…
Le projet « Ta vie » est un récit d’autofiction, inspiré de la vie de l’auteur. Commencé à être rédigé au début de l’été 2020, il prendra fin autour des derniers jours de février. Plusieurs dates du journal seront partagés en primeur avec la collaboration du théâtre de l’Oeil Ouvert.
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