MISE EN CONTEXTE:
En pleine pandémie, François et Marianne attendent leur premier bébé. Entre la joie et les angoisses variables que cette heureuse nouvelle leur apporte, ils s’efforcent de garder une stabilité dans leur vie alors que dehors, tout fou le camp. Par le biais d’un journal écrit sur une période de neuf mois, François décide de s’adresser à leur enfant qui, bien au chaud dans le bedon de Marianne, n’a que faire de la tempête qui sévit autour de ses futurs parents. Il lui partage ses observations et réflexions du monde d’aujourd’hui et ses questionnements sur sa paternité à venir.
- Hein… Y sent donc ben bon celui-là. Check.
- Oui… On dirait un mix de lavande et pêche. C’est rafraichissant.
S’il y a quelque chose d’incroyablement divertissant que la pandémie a amené dans nos vies, c’est la catégorisation des différents parfums du Purell. C’est rendu que, ta mère et moi, on considère la qualité du service à la clientèle du commerce en lien avec l’essence de savon proposé à son entrée. La texture y est également analysée.
-Y sent bon, mais il laisse une genre de croûte entre les doigts…
-Ark, j’avais pas vu… C’est collant aussi. Il doit y avoir un débalancement de sucre au niveau du mélange.
- Je dirais un 7 sur 10.
- T’es généreux, ça dépasse pas six selon moi.
On le sait ben que la plupart des commerces ont été pris de court par des mesures sanitaires variables, avec des dépenses pandémiques soudaines et que souvent, le savon hydroalcoolique le moins cher, en grosse cruche, était beaucoup plus rentable. Ceci étant dit, entre le Purell style « expérience spa détente qui te donne juste envie de te promener tout steamé dans une robe chambre blanche » et le Purell odeur de « m’a te prendre douze shooters de téquila, Sour Puss à l’orange », disons que le spectre est grand.
Voilà mon bébé, dans le monde d’aujourd’hui, tout le monde a les mains propres. Tout le monde a les doigts gercés. Tout le monde cherche la bouteille de Purell pour avoir le droit de rentrer à quelque part.
On est en ligne. On attend pour entrer à l’épicerie à Rivière-du-Loup. Je remarque que la pastille collante sur le sol nous rappelant qu’il faut se tenir à deux mètres commence à pâlir au soleil. Les avertissements de la crise sanitaire commencent déjà à s’éroder sous le pas des passants et le passage du temps. Il n’y a déjà plus rien de nouveau avec la pandémie.
Devant les portes coulissantes, il y a un commis qui nous indique quand on peut entrer et il fait également la répartition des paniers. Il a de la sueur qui perle sur ses lèvres et il respire fort son odeur de cigarette engloutie dans son break. Je lui envoie un sourire et il me répond que je dois me laver les mains au lavabo. C’est comme ça qu’on se salue maintenant, dans le nouveau monde.
C’est du savon ben normal. C’est plate.
On a le droit à un panier chacun. Pas parce qu’on s’enligne pour dépenser quatre cents piasses chez Métro. Non, c’est comme ça que le commis peut compter le nombre de personnes présentes dans l’épicerie. Ça donne des situations cocasses avec des clients qui viennent juste pour acheter trois avocats. Faut ben que l’absurdité de nos journées nous décrochent des sourires de temps à autre.
Je regarde le prix des bananes avec ta mère et je fais la baboune. Pas parce que j’ai tendance à déprimer spécifiquement dans la section fruits et légumes mais parce que je me rends compte que faire l’épicerie, c’est pu le fun. Faut que tu saches qu’une des activités préférées de ton père, c’est de faire l’épicerie. Il y a des rats de bibliothèques. Moi je suis un rat d’épicerie. Je suis le genre de fatigant qui va bloquer une rangée pour contempler l’étalage des variantes de sauce soya. Je peux lire les rabais de circulaires en buvant mon café le matin. Je suis pas capable de pas essayer de devenir chum avec le commis de la charcuterie. Quand je suis dans un marché public, je suis indécent : Après une bonne heure, ta mère m’a déjà abandonné devant un stand d’épices nord-africaine. Elle est rentrée à l’appart et moi j’ai préparé le meilleur poulet tajine au monde.
Bref, la pandémie à scrappé un de mes plus gros fun dans la vie. Faire l’épicerie est rendu une course stressante pour pas attraper le virus.
Et le virus, il peut être partout. Sur tout ce que tu touches, sur tout ce que tu vois. On dirait parfois qu’il t’attend, caché au tournant de la section des liqueurs juste pour te faire peur.
J’espère que tu auras pas à vivre ça mais une fois que tu reviens à la maison avec ta commande, y’a rien de plus chiant que de décontaminer l’extérieur d’un sac de chip et l’emballage d’un pack de rouleau de papier de toilette.
On va faire une grosse épicerie. Il y a des amis qui vont passer au Portage cette fin de semaine. On est dans les règles : moins de dix personnes, pas plus que trois noyaux familiaux. On va être dehors la plupart du temps. Certains ont même apporté leur tente. Une chance qu’on peut encore voir du monde; pendant les trois premiers mois de la pandémie, on n’avait pas le droit de voir personne. C’était terrible. J’espère qu’on retournera pas à ça. Les éclosions se sont calmées. Les jours heureux s’en viennent dans pas long.
Dans l’épicerie, il y a des gens qui portent des masques. Ça me fait tout drôle de voir ça. Peut-être qu’on devrait en porter nous aussi? Peut-être que je prends pas ça assez au sérieux? Je me dis que si les choses avaient mal tourné, on serait peut-être obligé de tous en porter. Je sais pas comment je vivrais ça. Je sais pas si Marianne tripperait à porter un masque dans une canicule, à trois mois de grossesse. Bref, peut-être qu’on devrait en avoir un dans les poches, au cas où.
Une autre particularité de la pandémie en épicerie (on dirait le nom d’un jeu télévisé), c’est les flèches au sol. Il y a des flèches qui indiquent le sens de la circulation que les clients doivent suivre. Le but étant qu’on se croise le moins souvent possible dans une rangée. Je te le dis tout de suite : certaines épiceries sont crissement nulles pour établir un plan de circulation. Au-delà des déplacements hautement labyrinthiques, il arrive parfois que certaines flèches tournent en rond ou mènent à un cul-de-sac. Si tu fais pas attention, tu peux avoir beaucoup de difficulté pour trouver la sortie et tu peux constamment retourner devant la section des produits animaliers. Preuve à l’appui.
Je dois te confier que si je suis le parcours indiqué à la lettre, c’est que j’ai été traumatisé.
Dans mes premières épiceries de pandémie, je voyais bien que tout le monde était évidemment sur le gros nerf et j’avais l’impression que les commis patrouillaient les allées.
- Monsieur, vous êtes dans le mauvais sens!
-Oh je suis désolé, j’avais pas vu… Je vais faire attention la prochaine fois.
Autre allée, autre histoire, même commis. Je suis sur le bord de m’engager vers la rangée des déjeuners quand je vois la petite flèche qui pointe dans l’autre sens. Je suis un peu contrarié parce que le pot de beurre d’arachide est juste devant moi, à portée de main. Je trouve ça absurde de faire tout le tour par l’autre rangée pour enfin revenir au point de départ. Un moment donné, j’ai pas envie de zigonner dans une épicerie pleine de pandémie.
-MONSIEUR! Je vous ai déjà dit que vous aviez pas le droit d’aller dans le sens contraire aux flèches!
-Oui, mais le pot de beurre de peanuts est juste là, pis…
-NON! LÀ MONSIEUR, VOUS ALLEZ RESPECTER LES RÈGLES OU JE VOUS SORS DE L’ÉPICERIE!
Ton père mesure 6’1, les épaules très carrées, le crâne rasé avec une face de « m’a-t’en-crisser-une » même quand il essaie d’être sympathique. Ton père se fait pas trop écœurer dans vie et refuse de prendre une ruelle tard la nuit de peur de croiser quelqu’un et de le rendre mal à l’aise. Mais là, ton père est estomaqué par l’aplomb d’un commis d’épicerie. Ton père voit un commis qui se fend en quatre pour faire respecter des règles sanitaires qui changent aux trois jours. Ton père voit dans ses yeux qu’il est déjà à boutte de la pandémie. Ton père est à la fois vachement impressionné et complètement intimidé par un commis de dix-sept ans qui lui arrive en dessous du bras. Ton père est admiratif.
Ton père à décidé de mettre des tranches de fromage sur ses toasts le matin. Le beurre de peanuts, ça peut attendre. Je comprends la langue de l’écœurement.
***
Marianne arrive pour placer les articles sur le tapis roulant de la caisse
- Madame, attendez que je lave le tapis s’il vous plaît avant, merci.
- Ah… ok. Mais là, c’est un peu mélangeant parce qu’ailleurs, on n’a pas besoin de…
- Madame, juste.. attendre un petit peu…
Je fais signe à Marianne de pas continuer la discussion. La jeune caissière est tendue. Ses mains tremblent et je sens le motton qui lui remonte dans la gorge, aussi loin que le stand à revues à potins. Marianne ne l’avait pas vu. On comprend qu’elle a dû avoir ce genre de discussion des centaines de fois dans sa semaine. On comprend qu’il a dû y avoir du monde qui l’ont traité de tous les noms. Elle est au bout du rouleau. Si elle dit un mot de plus, c’est les larmes de toute la pandémie qui vont sortir.
Pendant qu’elle scanne les produits dans un silence bouclier. Je sors ma carte de crédit. Il faudrait d’ailleurs que je la change; la fonction paypass ne marche plus. Pas vraiment pratique en pandémie. Pendant ce temps-là, Marianne gribouille quelque chose sur un papier et après avoir fouillé au fond de sa sacoche, elle y sort un morceau de papier collant.
Elle colle le petit papier sur la vitre qui sépare la caissière de nous. Sur cette vitre qui l’empêche de tomber malade. Tout le temps.
La jeune caissière a les yeux pleins d’eau. Elle sourit à Marianne et lui dit un tout petit merci du bout des lèvres.
Marianne laisse le papier là pour qu’elle le voit à chaque fois qu’elle lève les yeux.
Il était écrit : « T’es ma plus grande héroïne. Merci pour tout. »
Quel monde hein, mon petit bébé…
Le projet « Ta vie » est un récit d’autofiction, inspiré de la vie de l’auteur. Commencé à être rédigé au début de l’été 2020, il prendra fin autour des derniers jours de février. Plusieurs dates du journal seront partagés en primeur avec la collaboration du théâtre de l’Oeil Ouvert.
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