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TA VIE - 19 juin 2020- L'annonce

MISE EN CONTEXTE:

En pleine pandémie, François et Marianne attendent leur premier bébé. Entre la joie et les angoisses variables que cette heureuse nouvelle leur apporte, ils s’efforcent de garder une stabilité dans leur vie alors que dehors, tout fou le camp. Par le biais d’un journal écrit sur une période de neuf mois, François décide de s’adresser à leur enfant qui, bien au chaud dans le bedon de Marianne, n’a que faire de la tempête qui sévit autour de ses futurs parents. Il lui partage ses observations et réflexions du monde d’aujourd’hui et ses questionnements sur sa paternité à venir.


Dans le lit, je touche son ventre. Je place ma main et je ne l’ai jamais placée de cette manière. Je me dis que même si je ne sens rien, parce que ça fait quand même juste trois jours que je suis au courant de ton existence, je me dis que très loin, il y a des minuscules petits coups imperceptibles. Le bruit des cellules qui se rencontrent et s’apprivoisent. Il y a la vie, en silence, qui s’installe. Toi, tu existes, mille fois plus petit que j’ai jamais vu.


Certains nouveaux parents hésitent à propager trop rapidement ce genre de nouvelle. C’est tout à fait normal. On cherche à savoir que l’embryon est bien installé. On attend la première écho ou du moins, on attend d’entendre les premiers battements de cœur. L’attente de l’annonce peut durer plusieurs mois. C’est totalement légitime. C’est le choix logique à faire.


Nous, ç’a pas pris trois jours.


Tu peux féliciter tes parents pour leur surexcitation inversement proportionnelle à la cohérence des recommandations de début de grossesses. Depuis qu’on a appris ta venue, on se peut pu. On pousse des petits cris super aigus à chaque fois qu’on se croise dans la maison en tapant dans nos mains rapidement. On est insupportables.

Il faut que tu saches aussi qu’on a une solide excuse: on est en pandémie. Criss.

On se demande tout le temps quand est-ce qu’on peut voir du monde. On se demande tout le temps comment on a le droit de voir du monde. On sait pu trop quand on va devoir arrêter de voir du monde.


Les mesures sanitaires se sont loussées vers la fin mai mais j’ai peur que le retour de l’élastique nous pince la peau pile poil en plein visage à la fin de l’été. Mieux vaut pas prendre de chance : débordons de joie pendant qu’il est encore temps. On a envie de se promener avec une banderole accrochée fluo agressant sur le hood du char pour afficher notre future parentalité. On se retient à deux mains de faire des dégustations de toutes les saveurs de bouffe bio pour bébé et surtout pour pas déjà acheter des attache-suces à trente piasses en forme de coquillage. On a envie de sourire et de changer à répétition ta couche (je sens que je vais la regretter celle-là…) On se dit que toutes les bonnes nouvelles méritent plus que jamais de se faire hurler sur tous les toits du monde.


Je suis certain qu’on te tape déjà sur les nerfs.


On se calme.


Tous les toits du monde peuvent aussi juste s’étendent de l’Ile-des-Sœurs à Sherbrooke, les deux châteaux forts de tes futurs grands-parents.


Alors, c’est avec un immense plaisir que je te souligne ici les grandes lignes des conversations que ta mère a eu avec sa famille pour la grande annonce.


Ton grand-père (côté maternel)

-AAAAAAAAAAAAHHHHHHH! AHAHAHAHAHAHAHA! MON DIEU! MARIAAAAAAANNE!... AAAAHHH!

- Haha! Ben oui papa! Je suis enceinte! C’est fou hein?

-… AAAAAAAAAHHHHHHHH!! BEN VONYONT DONC, BEN VOYONT DONC MARIANNE! BEN VOYONT DONCBENVOYONTDONCBENVOYONTDONC! JE CAPOTE! JE CAPOTE COMPRENDS TU MARIANNE! AAAAAAAAAHHHH! JE CAPOOOOOOOTE!

- Ou…oui, je vois ça. T’es où papa?

-À LA PHARMACIE! J’ATTEND EN LIGNE POUR VOIR LE PHARMACIEN! MA FILLE EST ENCEINTE! MA FILLE EST ENCEINTE! Y’A UN MONSIEUR QUI PLACE DES BOUTEILLES DE SHAMPOING PIS IL ME REGARDE DRÔLE! MA FILLE EST EN ENCEINTE MONSIEUR!

-Papa… lâche le commis de la pharmacie là…


Pendant ce temps-là, je suis en train de faire une brassée de lavage. La laveuse a beau avoir un moteur bien roque des années soixante-dix, la voix de Claude est d’une pétante limpidité et aucun vacarme ne pourrait défier toute la joie quelle contient.

Joie totalement partagée, j’en conviens. Moi aussi, j’ai envie de crier ton existence à tous les commis de plancher du monde entier.


Ta tante (côté maternel)

Il y a une douceur dans la voix de la sœur de Marianne qui saura, j’en suis sûr, calmer toutes les sortes de crises que tu gardes en réserve pour nous. J’aimerais que cette voix soit près de nous. J’aimerais que Julie puisse nous faire des enregistrements de plusieurs heures de ses conférences portant sur la biologie des narvals. Julie est loin. Son monde entier est un océan sans fin et ses recherches font en sorte qu’elle ne pose plus tellement le pied sur la terre ferme. Tu vas l’aimer, j’en suis certain.


- Je suis teeeeeeellement contente! Wow! Je vais être matante! C’est fou! Ça fait combien de temps que tu le sais?

- Depuis trois jours. On hésitait à l’annoncer mais on n’était juste pas capable de se retenir.

- Ben là je comprends! Tu l’as dit à qui?

- À date, juste à papa.

- Il a dû capoter!

-Oui… je pense qu’il s’est fait barrer de la pharmacie aussi…


Ta grand-mère (côté maternel)

­- Je sais pas si tu le sais, mais c’est quand même pas facile de passer une commande de légumes par les temps qui courent. Je veux dire, quand j’ai acheté le commerce, on s’était toujours dit que la vocation principale allait rester le café mais j’ai voulu faire un menu avec une expérience tapas pour pouvoir montrer à la clientèle qu’il y allait avoir du changement positif pour l’endroit. Ça a marché. L’affaire c’est qu’on a continué à fonctionner en take out avec le début de la pandémie : on était à menu réduit mais on arrivait à passer du stock. On s’est habitués. Là, vu que les mesures sanitaires changent quand même rapidement, ça devient assez difficile de gérer l’inventaire.

-Hmm hmm, c’est certain. Mais maman…

- Mais toi, les tapas, Marianne, t’en penses quoi? Je parlais avec ma gérante pis elle me disait que c’était l’enfer côté logistique. Il y a rien de plus chiant que de mettre un fondant au brie et escargot sur un lit de champignons sauvages et pesto dans un contenant compostable. C’est mon plus gros vendeur! On va pas se mettre à mettre ça dans des verres de cartons compostables take out. Ça va avoir l’air fou. C’est une affaire de présentation, ce tapas-là. Facque là, les gens en commandent moins pis ça fait que j’ai perdu deux bacs de champignons. Je te jure, de ce temps-ci, je peux pas me permettre de perde le moindre champignon Marianne. Tu comprends tu? Pas le moindre!

- Maman, j’ai quelque chose à te…

- Pis le pire là-dedans, ce qui me met à boutte Marianne, c’est que là, j’arrive à garder la tête hors de l’eau avec les tables extérieures mais quand l’hiver va arriver, je vais faire quoi Marianne? Hein? J’ai à peine de la place pour cinq tables en dedans pis avec le deux mètres de distance, je scrap toute les places assises au comptoir. Maroni, en face, lui, y’en a pas de problème. Il a plein de places pis je l’ai vu l’autre fois commencer à installer des plexiglass entre les tables. Moi, si j’en installe, je scrap deux tables! Ces estis de plexiglass. Je l’haïs Maroni Marianne, je l’haïs!!

-Maman, je…

Marianne se mord les lèvres. Elle me regarde le téléphone à la main et ses yeux se remplissent d’eau. Elle déborde de partout.

-Marianne? Ça va? Qu’est-ce qu’y’a ma chouette?

-… maman…

- Oui?

-… Tu vas être grand-mère…


Marianne explose. Une onde de choc qui se rend jusqu’à Sherbrooke car Carole éclate de son côté aussi. Marianne rit et glisse le long du frigo. Je suis certain que sa mère fait la même chose.

C’est beau tous ces moments-là.


Mon tour maintenant. Je pensais pas avoir les mains moites. Je pensais pas avoir des battements de cœur dans le cou. Ok. Je suis prêt. C’est un moment unique. Je suis bombardé d’émotions et je prends des respirations profondes qui m’empêche d’avoir une petite voix qui tremble. Ton père, il est fait fort. Tu vas voir.


Alors, c’est avec un immense plaisir que je te souligne ici les grandes lignes des conversations que j’ai eu avec ma famille pour la grande annonce.


Ta tante (côté paternel)

­- T’es vraiment gossant. Ça fait huit fois que tu me textes. Je suis dans le gros jus à l’hôpital. Qu’est-ce tu veux? C’est tu urgent?

-Ben... ben non là… juste te dire que… que Marianne est enceinte là…

-Ok. Super. Je te rappelle.


Ton grand-père (côté paternel)

- Hein? Ok... Mais là... dans le fond… juste être certain… c’était tu voulu?


Ta grand-mère (côté paternel)

- Ah ben criss, chu rendue vieille…


Fin des grandes lignes. Je suis vidé. Je dis à Marianne que tout le monde est enchanté.

Je lui dis que la magie à l’Ile-des-Sœurs n’opère peut-être pas de la même manière qu’à Sherbrooke.


Elle me sourit et on se tape dans les mains en faisant des petits bruits.

On est exaspérants. Je sais.

Je sais que ma famille est contente pour nous. Pour vrai.

Je sais qu’à leur manière, ils me serrent dans leurs bras.

C’est comme ça, eux, qu’ils réagissent habituellement aux grandes annonces.

Les mots sont petits mais leurs étreintes sont des boucles de douceur sans fin.

Ordinairement. Avant.


Mais que les choses soient bien claires entre nous : si on dit que la transmission des gênes peut s’étaler sur plusieurs membres de la famille directe, tu vas avoir droit à une méchante salsa. J’angoisse déjà à l’idée de l’adolescence.


Pour l’instant, laisse-moi poser mon oreille sur toi.

J’aime penser que tu rêves déjà.

En tout cas, plusieurs personnes rêvent déjà de toi.


Le projet « Ta vie » est un récit d’autofiction, inspiré de la vie de l’auteur. Commencé à être rédigé au début de l’été 2020, il prendra fin autour des derniers jours de février. Plusieurs dates du journal seront partagés en primeur avec la collaboration du théâtre de l’Oeil Ouvert.

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