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TA VIE - 16 juin 2020

Dernière mise à jour : 18 déc. 2020

MISE EN CONTEXTE:

En pleine pandémie, François et Marianne attendent leur premier bébé. Entre la joie et les angoisses variables que cette heureuse nouvelle leur apporte, ils s’efforcent de garder une stabilité dans leur vie alors que dehors, tout fou le camp. Par le biais d’un journal écrit sur une période de neuf mois, François décide de s’adresser à leur enfant qui, bien au chaud dans le bedon de Marianne, n’a que faire de la tempête qui sévit autour de ses futurs parents. Il lui partage ses observations et réflexions du monde d’aujourd’hui et ses questionnements sur sa paternité à venir.


Le projet « Ta vie » est un récit d’autofiction, inspiré de la vie de l’auteur. Commencé à être rédigé au début de l’été 2020, il prendra fin autour des derniers jours de février. Plusieurs dates du journal seront partagés en primeur avec la collaboration du théâtre de l’Oeil Ouvert.


TA VIE - 16 juin 2020 - première publication

J’ai appris que tu existais en pleine séance Zoom.

J’ai appris que tu existais pendant que notre prof nous expliquait l'arrivée des sulpiciens à Montréal en 1657 et la force de leur influence sur toutes les décisions du territoire pendant presque deux cents ans.


Zoom, c’est ce que nous avons trouvé de mieux pour poursuivre notre vie sociale d’avant. C’est comme ça qu’on peut discuter avec nos amis, notre famille sans les voir en vrai. C’est aussi vraiment utile pour continuer une formation qui a été solidement charcutée sans préavis, il y a quelques mois. Zoom partage les écrans. Les écrans sont devenus les gens.

L’âge d’or de l’individualisme n’a jamais autant rayonné que lorsqu’il nous a enfin permis d’être ensemble. À distance. En mode multifonctions.

Zoom, c’est aussi un étrange plaisir d’accéder à une intimité insoupçonnée de l’autre sans créer un réel rapprochement. J’aime quand les participants laissent leur caméra ouverte. Surtout s’ils ne font rien. Surtout s’ils ne disent rien. J’aime observer les détails sur leur visage en gros plan. J’aime lire leurs micro-réactions et j’aime soutenir leur regard. J’aime regarder les gens. Normalement, tu vas voir, si tu regardes quelqu’un trop longtemps dans la rue ou dans le métro, ça crée un malaise. Avec Zoom, les gens s’épient sans gêne et dans le sourire. Enfin.


Mais surtout, en arrière-plan, à l’écran, tu as aussi accès à une petite partie d’un milieu de vie. Tu peux remarquer ceux qui sont rangés ou ceux qui font semblant de l’être. Tu peux aussi voir quand ils ont capitulé devant le bordel de la cuisine et observer à quel point ils sont à l’aise de partager les secrets de leur salle bain. Je tombe dans la lune et je regarde les gens. J'ai toujours fait ça. Je suis comme ça. Tu verras bien.


Je t’explique pour que tu comprennes.

Tu dois trop pas savoir c'est quoi Zoom.

Moi, il y a quelques mois, j’avais aucune idée que ça existait.

Je sais pas si tu vas connaître grand-chose de l'époque où on vit. Je me demande à quel âge je vais devoir t'expliquer ça. Car oui, il va falloir que je t'explique ça.

Peut-être que quand je vais t'expliquer le concept de Zoom, tu vas juste rire.

J'ai hâte d’en rire moi aussi.


Donc, en résumé, juste te dire que c’est important que tu retiennes que, en 1819, Monseigneur Plessis, évêque de Québec, commence à trouver que sa job est un brin stressante : Il est tout seul pour gérer un diocèse qui part d’Halifax jusqu’à Windsor, en Ontario. Sur le bord d’un burn out clérical, Il décide de nommer Jean-Jacques Lartigue comme évêque auxiliaire de l’archevêque de Québec pour le diocèse de Montréal. Les sulpiciens capotent : il y a un siège épiscopal relié à Notre-Dame (France)! Gros party, ils étaient une grosse gang à prier sur ce dossier-là depuis plus de cent cinquante ans. L’affaire, c’est qu’ils manquent de s’étouffer solide avec leur chapelet quand ils apprennent que Monseigneur Lartigue est de Québec. Le gars est Sulpicien, oui, mais il est pas Français. Il vient du Bas-Canada. Le prestige prend le bord et surtout, il menace l’autorité des Sulpiciens, qui, rois et maîtres de l’île, commencent à trouver ça pas évident de garder leur pourvoir entre des vagues d’immigrations dans tous les sens et l’occupation britannique. D’ailleurs, les anglophones sont pas chaud à l’idée de la division du diocèse catholique francophone sur le territoire; même s’ils s’entendent pas si mal avec Monseigneur Plessis, c’est quand même un maudit bon show d’y voir la langue à terre à force de se taper des heures supplémentaires et des doubles à titre d’évêque de l’immense région. Lartigue parle anglais. La pilule passe mieux. La table est mise pour la guerre des clochers. Tu vois, c’est simple.

C'est à peu près là que j'ai lâché un tout petit « tabarnak ».

C'est sorti du bout des lèvres, entre deux battements de cœurs, une gorgée d'eau à mi-chemin et les deux yeux fixés sur Marianne.

C'est pas le bon mot. C'est pas le mot que je voulais dire, je te jure.

C'est sorti tout seul. Ça m'a juste surpris.

Comme le reste de ma classe d'ailleurs; mon micro était ouvert.

Il existe une séance Zoom où je sacre devant toute ma classe en apprenant ton existence. Super.

Pour Marianne, qui visiblement, se contre-foutait des angoisses des Sulpiciens du dix-neuvième siècle, c'était pas le bon mot aussi:


«Sérieux, je te montre les petites lignes bleues sur le test… avec la main qui shake pis toi, dans toute l’éventail de mots possible le fun, tu te dis que TABARNAK, c’est celui qui est le plus approprié? Je veux dire, tu te dis tu « TABARNAK chu dans marde » ou tu te dis « quelle TABARNAK de bonne nouvelle »? Je sais pas si tu t’en rends compte mais la différence, aussi subtil qu’elle peut-être, est quand même importante… Pour vrai, c’est super. J’ai pas du tout envie de crisser mon camp.»


Des fois, regarder les gens longuement, ça crée de situations assez embarrassantes.

C'est encore plus malaisant quand toute ta classe te regarde.


Ma caméra était ouverte. Je suis celui que tout le monde regarde dans le métro.

Je suis une mise en abîme de malaise.

Marianne attend ma réaction. Zoom attend ma réaction. Mon intimité insoupçonnée vient de manger une solide volée.


Je me suis levé et j’ai laissé mon public sur mon plus gros cliffhanger à vie. J’entends le prof qui s’enfarge sur quelques phrases en redonnant un élan à son cours. J’entends mon cœur qui explose. J’entends le rire de ta mère et j’ai les yeux pleins d’eau.


Tu vas voir. Ton père pleure tout le temps.


Pendant que mon prof nous raconte comment le palais épiscopal si fougueusement désiré par Monseigneur Lartigue, après moults déménagements et incendies, va finalement devenir la façade du Pavillon Judith-Jasmin de l’UQAM, je suis loin, très loin avec ta mère. On plane avec toi pour la première fois et rien ne pourra nous faire redescendre.


Peut-être que plus tard, tu vas juste réussir à t’endormir en te faisant raconter les grandes aventures du Diocèse de Montréal…


J’hais Zoom.

Félix Léveillé

Scène du 16 juin 2020

Série de monologues intérieurs TA VIE


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