MISE EN CONTEXTE:
En pleine pandémie, François et Marianne attendent leur premier bébé. Entre la joie et les angoisses variables que cette heureuse nouvelle leur apporte, ils s’efforcent de garder une stabilité dans leur vie alors que dehors, tout fou le camp. Par le biais d’un journal écrit sur une période de neuf mois, François décide de s’adresser à leur enfant qui, bien au chaud dans le bedon de Marianne, n’a que faire de la tempête qui sévit autour de ses futurs parents. Il lui partage ses observations et réflexions du monde d’aujourd’hui et ses questionnements sur sa paternité à venir.
J’aimerais avoir les jambes assez courtes,
À la mémoire du petit gars que j’étais,
pour pouvoir les balancer d’un tempo nerveux sur ma chaise d’ambiance verte plastique de la salle d’attente.
Je te battrais la mesure sur un moyen temps et je lésinerais pas sur le soupir.
Se faire aller le mollet à vive allure de même,
C’est se souvenir du vent saveur crème glacée sur ses jambes, sur la balançoire du parc.
C’est se bercer toujours plus haut vers le ciel. En riant.
Ça calme.
Au lieu de ça, loin des glissades de métal cuites au soleil et du carré de sable sale et réconfortant. Je suis devenu un adulte trop grand pour la plupart des chaises et qui maintenant, dans l’immédiat, tape du pied, tape du talon, tape de tout ce qu’il peut trouver sous la plante de sa personne pour calmer un cœur qui s’emballe un peu trop dans la fanfare.
Je ne savais pas que j’étais capable de faire un solo de drum du bout de mes orteils.
- François, si tu veux continuer de taper du pied, va prendre une marche aux toilettes ou mets-toi en pied de bas, mais fait quelque chose.
-Je pense pas que je peux enlever mes souliers dans une clinique… c’est le genre d’affaire qui se fait pas non? Ça se fait tu? Ça fait pas propre me semble. Je sais pas. J’ai-tu des trous dans mes bas? Je me questionne. Ça fait tu du sens, ce que je dis?
-C’est des ben belles questions que tu te poses, là mon amour, mais avant qu’on y réponde, s’il te plaît calme-toi … pis pour vrai, à la quantité de mesures sanitaires que les réceptionnistes doivent faire respecter, pense pas que personne va remarquer que tu portes pu tes souliers…
Il y a des routes dans tous les sens au sol qui se dessinent à coup de Duck tape. Il y a des courbes de ruban collant gris qui vont nulle part. Il y a des flèches qu’y faut suivre si on veut se rendre à la fontaine d’eau. Salle d’ennui et de pandémie. Territoire d’attente et de malades mal masqués. Pays de la patience et qu’on dit de mineures souffrances. Ta mère et ton père sont assis sur des chaises qui détestent le confort et attendent qu’on les appelle. Théoriquement, on pouvait pas s’assoir un à côté de l’autre parce qu’une chaise sur deux est marquée d’un X sur le dossier. Distanciation oblige. La réceptionniste a remarqué qu’on était des amoureux. Des vrais. J’ai vu les plis de son masque s’attendrir.
L’amour reste la meilleur carte VIP.
- C’est bien votre deuxième écho?
Marianne hoche la tête. Il y’en a eu une avant. On n’était pas obligé de la faire mais vu la grosseur de la bedaine de ta mère en début de grossesse, suivi de tous les commentaires de parents de jumeaux en la regardant, ben, comment dire, on est devenu assez curieux…
- Oui. La première... ben... c’était pour savoir combien ils étaient là-dedans. Euh haha… mais j’ai une question pour vous : est-ce que mon chum peut assister à l’écho maintenant?
Ta première écho, je l’ai vécu dans un char stationné avec vue plombante sur le boulevard Décarie. J’étais pas surpris; plusieurs couples d’amis qui attendaient comme nous un enfant en pandémie ont dû se résoudre à voir le conjoint ou la conjointe attendre à l’extérieur. Ça va, ça se fait. J’ai entendu des pères désolés et outrés me dire que j’allais manquer un événement, oh combien magique. J’ai regardé tes premières photos côté passager avec une toile de fond coloriée à l’exhaust matinale direction échangeur Turcot. J’ai créé moi-même la magie.
Tu ressemblais à un petit poulet rôti.
Moi, je ressemblais à ce spectateur tout souriant qui se lève avant tout le monde pour l’ovation.
Oui, à ton grand drame, je serai ce genre de père…
- Bien sûr madame, votre conjoint est le bienvenu.
Je capote.
Depuis, dans la salle d’attente, je tapote du pied. Je pianote des genoux. J’ai des doigts en castagnettes. Je vais te rencontrer pour la première fois en direct.
Ça sera le zoom le plus important de ma vie.
J’ai des trous dans les bas et je m’en fous.
À la porte d’entrée de la clinique, il y a cette personne-questionnaire qui nous suit maintenant partout dans nos déplacements. On a vraiment l’impression que c’est toujours la même personne et qu’on va finir par devenir amis.
Elle pose sensiblement aussi toujours les mêmes questions :
- Avez-vous des symptômes s’apparentant à de la fièvre?
- Revenez-vous d’un voyage à l’étranger?
- Avez-vous été en contact avec une personne ayant contracté le virus?
Le genre de questionnaire qui tolère pas les choix multiples. J’ai toujours peur de pas donner la bonne réponse. J’ai toujours peur de pas assez relire la question. Après tout, c’était ça le truc ultime au primaire, pour réussir n’importe quel examen, hein?
Un monsieur qui vacille entre. Il est précédé de sa canne et ses pieds hésitants débordent partout sur les continents de ruban collant. Il cherche où aller. Il cherche à se poser et son masque bas lui dessine une barbe bleue au menton.
-Votre masque monsieur, votre masque il va sur votre bouche monsieur.
L’infirmière lui fait des signes. Il comprend et son sourire illumine une salle d’attente en pénurie de bonheur. Son sourire disparaît et le masque se tortille, s’aspire, comme un sac de plastique qui respire. Sa bouche grande ouverte comme pour ne manquer aucune brise de vent.
L’infirmière lui pose ses questions. Le monsieur ne comprend pas quand elle parle. Son audition semble lui faire défaut et le masque de l’infirmière lui empêche de se raccrocher à ses lèvres. L’infirmière répète plus fort en articulant chacune des questions.
-Je… je comprends pas madame…
Son regard désemparé cherche quelqu’un qui pourrait lui parler avec les yeux. Son regard panique cherche partout et toutes les chaises inconfortables détournent la prunelle. Ta mère se lève d’un bon. Ta mère est droite dans la salle d’attente et sa bedaine devient une petite lune devant la fenêtre ensoleillée de la clinique. Ta mère et le vieil homme à la peau tachée aux milliers de dégâts de la vie se regardent si loin qu’on a l’impression de les entendre rire autour d’un verre de vin. Ta mère s’avance à travers les champs de chaises clôturées au Duck tape et ne veut jamais plus voir des pandémies affoler ceux qui doivent marcher à la canne à travers des moments d’absurdités.
L’homme âgé regarde ta mère. Puis l’homme âgé regarde son ventre. L’homme âgé a des rides qui se mettent à sourires tout autour du masque. L’homme âgé a même le réflexe de lui offrir une chaise alors qu’il n’est lui-même pas assis.
Une infirmière appelle Marianne. Une autre infirmière rejoint le vieil homme pour l’aider. Pendant qu’on s’enfonce dans le couloir qui mène à ton écho, Marianne et le vieil homme ne se lâche pas des yeux.
La salle d’écho est dans une pénombre qui arrondit les angles de toutes les machines présentes.
Une technicienne installe ta mère.
J’ai la bouche pleine de plâtre et de peinture de chalet.
J’ai le Saint-Laurent qui me coule dans le dos.
J’ai la route 132 qui se dessine au bout de mes doigts pour aller te rejoindre, toi.
J’ai un village dans les yeux qui cherchent à te rencontrer pour la première fois.
La technicienne badigeonne le bedon de ta mère. Elle approche sa sonde.
J’entends ton cœur.
J’entends ton cœur.
Ton petit cœur qui tambourine dans la même fanfare que la mienne.
On est côte à côte dans la parade et on claironne déjà ensemble sous les applaudissements.
Je ne savais pas que tu chantais si bien. Je ne savais pas.
Et je te vois.
Tu es là.
Dans tes lignes monochromes organiques qui vont dans tous les sens.
Dans tes chiffres qui déroulent et qui te mesure jusqu’au bout des orteils.
Dans la main de ta mère qui tient la mienne. Je te touche.
Ton esquisse me dit que rien dans ce monde n’est plus beau que toi.
Et puis, sortie de nulle part, la technicienne nous surprend dans la délicatesse de ton flottement hypnotisant.
- Ah… je vous annonce que… vous allez avoir un petit garçon…
- Hein?
J’ai de la misère à procéder l’information.
- Mais là, euh, on m’avait dit que vous vous prononciez pas si tôt sur le sexe.
-Ben, au nombre d’échographies que je passe dans une semaine, depuis vingt-six ans, je peux vous confirmer que c’est ben rare que je me trompe…
Ta mère me regarde. C’est la première fois que je vois quelqu’un pleurer sous un masque.
-François… on… on va avoir… un petit garçon… on va avoir un petit garçon.
Pour vrai, c’est comme ça qu’on fait pour oublier une pandémie, mon bébé.
Mon… petit garçon.
De la clinique jusqu’au char, on est sur un tapis volant. Il n’a pas une frontière de Duck tape qui peut nous retenir. Il n’a jamais fait aussi beau à Longueuil. Jamais.
Juste avant de démarrer la voiture. Marianne regarde en direction de l’entrée de la clinique. Le vieil homme vient tout juste de sortir. Ta mère et le vieil homme s’envoie la main. Leurs sourires s’accrochent l’un a l’autre et s’en iront danser comme un secret de fin d’été.
C’est vrai que c’est un moment magique.
Le projet « Ta vie » est un récit d’autofiction, inspiré de la vie de l’auteur. Commencé à être rédigé au début de l’été 2020, il prendra fin autour des derniers jours de février. Plusieurs dates du journal seront partagés en primeur avec la collaboration du théâtre de l’Oeil Ouvert.
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