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TA VIE - 21 Octobre 2020- La consécration de l’Économix

MISE EN CONTEXTE:

En pleine pandémie, François et Marianne attendent leur premier bébé. Entre la joie et les angoisses variables que cette heureuse nouvelle leur apporte, ils s’efforcent de garder une stabilité dans leur vie alors que dehors, tout fou le camp. Par le biais d’un journal écrit sur une période de neuf mois, François décide de s’adresser à leur enfant qui, bien au chaud dans le bedon de Marianne, n’a que faire de la tempête qui sévit autour de ses futurs parents. Il lui partage ses observations et réflexions du monde d’aujourd’hui et ses questionnements sur sa paternité à venir.


- Oh wow… je viens de comprendre…


Nous sommes dans un parking vide, stationnés juste en face du boulevard d’Anjou, à Châteauguay. Devant nous, il y a un ballet incessant de VUS qui tournent en boucle. Aussitôt la lumière verte, d’autres camionnettes remplacent celles qui attendaient à la lumière rouge. Il n’y a pas de temps morts sur l’asphalte. Il n’y a pas de piétons qui se dépêchent pour traverser. Il n’y a que le carrefour froid et sec et son infatigable chorégraphie mécanique. Même une pandémie n’arrête pas le progrès.


J’ai beau regarder mais il n’y a rien à comprendre.


Marianne m’a tout l’air d’être pourtant dans une réflexion profonde et elle fixe le lac de sauce brune Saint-Hubert qui lui coule sur son ventre. Sur toi, finalement. Marianne a les doigts accrochés à deux pilons qui dégoulinent et semble n’avoir aucune initiative à l’idée de ramasser le dégât. On regarde la tache brune ensemble qui, tranquillement, grossi. C’est une nouvelle activité de nos dimanches après-midi.


Tu vois, dans le nouveau monde, il faut savoir que les voitures sont devenues les salles à manger des restaurants. C’est ça le futur. Pour ta mère et moi, grands fans de restos où on peut s’épancher sur un repas de plusieurs heures, voire plusieurs jours, il n’était pas question de se priver de nos petites décadences. On a décidé de se faire des festins de commandes pour emporter derrière le volant et je te jure, petit bébé, qu’on s’est mis à tripper solide sur le concept. On chante avec Mario Pelchat à la radio entre l’entrée de calmar frits et les raviolis à la courge et truffe. La salière et le moulin à poivre sont dans le coffre à gants. Maintenant, avec la température qui rafraîchie, on pense sérieusement à mettre une rangée de condiments bien alignés dans la portière du passager.

Avant que tu poses la question : oui, le poulet Saint-Hubert a désormais atteint le palmarès des repas cinq étoiles. Surtout depuis que ta mère le partage avec toi. Il y a un monde qui existe où on pourrait déjeuner avec un quart-cuisse.


- Attends, je vais t’aider. T’as l’air pognée avec tes deux mognons de poulets. Je pense que j’ai des napkines dans le petit sac des crémeuses.


- Non mais… tu comprends pas.


- Effectivement, dans l’immédiat, je t’avoue que j’ai de la misère à comprendre…


Je cherche les p’tites napkines. Elles sont pas là. J’ai trouvé une vieille facture du Canadian Tire sur le dessus de la boîte à gants. Je me trouve tellement débrouillard. Je vais être tout un papa.

C’est avec mes vieilles factures que je vais te nettoyer la face quand à va être pleine de bouette, mon enfant. Cette image est d’une poésie sans nom.


Ça va nous faire des beaux souvenir à se raconter autour d’une bière. J’ai si hâte d’être un père nostalgique.


Ça éponge tout croche. Ça marche pas du tout mon affaire. Ta mère s’en fou. Elle est rendue tellement loin. Je suis pris avec des factures pleines de sauce. Je sais pas où les mettre. Je me ramasse moi-même avec de la sauce brune partout sur les doigts. Je cherche des napkines. Ton père est innocent.


Ta mère va parler, je le sens. Il y aura une grande révélation pendant que je chiale fort et que je m’essuie sur mon foulard.


-Ma bouche… est plus loin de mon assiette… qu’avant.


Si Châteauguay avait à décider d’un moment où il devait arrêter son invariable carrousel de fourgonnettes utilitaires semi-chromées, ça aurait été là. Si la Rive-Sud au grand complet aurait eu à tendre l’oreille à la recherche d’une épiphanie en terres Montérégiennes, ça aurait été là. Moi, en ce qui me concerne, devant l’incompris, je prends pas de chance, je reste muet. Je me contente de ramasser les dégâts de ceux qui touchent à la vérité.


- François…ma bouche est plus loin de mon assiette qu’avant!

- Marianne… je comprends fuck all ce que tu me racontes!


Il n’y a pas si longtemps, même une pandémie n’aurait pas su arrêter ta mère d’aller frotter son chandail en laine mérinos à même le lavabo des cuisines du Saint-Hubert. Là, on est à mi-chemin entre une catatonie et une fascination de l’édification de la saleté et de sa persistance à vouloir se répandre jusque dans le fond du siège d’auto. C’est des petits détails qui font des grands jours.

On doit jamais sous-estimer à quel point notre sens des priorités peut prendre le champ quand on attend un enfant…

Je sais, tu vas me dire que quand tu vas être là, je saurai même pu c’est quoi des priorités…à part toi. Laisse-moi mes illusions.


Je marche avec deux boîtes vides dans un stationnement vide à la recherche d’une poubelle. Je marche et je vois les chaises du restaurant empilées sur ses tables, comme un fantasme d’une autre fin de journée tout à fait normale au royaume du poulet rôti, où quelqu’un s’empresserait de passer la moppe pour terminer rapidement son shift de job. Je marche, il est midi tapant au gros soleil de milieu d’automne et la vie qui se rattache aux dernières feuilles des arbres semble plus vigoureuse que les pas des passants hésitants et confus du nouveau monde.


Marianne est marbrée de sauce. Sous un angle extérieur, on se rend compte que le dégât a voyagé. Ta mère sourit à pleines dents et attend mon retour dans la voiture.


-Penses-tu qu’on peut repasser au service à l’auto juste pour commander un brownie?


C’est drôle. Quand j’étais petit, je pensais que le futur appartenait aux voitures volantes.

Je sais. Laisse-moi mes illusions.

Je suis certain que Chateauguay est belle ville. Je suis juste tombé sur un mauvais jour.

Le projet « Ta vie » est un récit d’autofiction, inspiré de la vie de l’auteur. Commencé à être rédigé au début de l’été 2020, il prendra fin autour des derniers jours de février. Plusieurs dates du journal seront partagés en primeur avec la collaboration du théâtre de l’Oeil Ouvert.

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