MISE EN CONTEXTE:
En pleine pandémie, François et Marianne attendent leur premier bébé. Entre la joie et les angoisses variables que cette heureuse nouvelle leur apporte, ils s’efforcent de garder une stabilité dans leur vie alors que dehors, tout fou le camp. Par le biais d’un journal écrit sur une période de neuf mois, François décide de s’adresser à leur enfant qui, bien au chaud dans le bedon de Marianne, n’a que faire de la tempête qui sévit autour de ses futurs parents. Il lui partage ses observations et réflexions du monde d’aujourd’hui et ses questionnements sur sa paternité à venir.
Longueuil est flamboyante aujourd’hui.
Je suis dans une oasis banlieusarde au bitume parfumé. Les quinze boutiques de tattoo au kilomètre carré bourdonnent fort au soleil d’été et les carrosseries usagées se pavanent devant les non moins nombreux garages de la rue Curé-Poirier. Le Vieux-Longueuil, passé la rue Sainte-Foy, est une huitre…maganée, mais j’aime penser que ça reste un fruit de mer. Il faut seulement changer sa perspective de l’enchantement pour en apprécier toute sa saveur. On en oublie presque la pandémie.
Derrière la maison, il y a un marché Ami. J’adore cet endroit. Il y a quelque chose d’incroyablement satisfaisant de faire son épicerie dans un local à peine plus gros qu’un dépanneur. J’aime surtout y croiser le même trio de gratteux qui comparent leurs résultats de Mots cachés sur le stand bleu de loterie. Ils ont l’air de passer leur journée là et de n’avoir aucuns soucis. Le Marché Ami est un havre bucolique et champêtre sur ma Rive-Sud.
Jean Coutu a rien compris : c’est ici que j’ai envie de trouver mes amis. Nom d’entreprise à l’appui.
C’est là que la scène s’est déroulée.
J’indique ici une mise en garde à ton égard : si tu veux te boucher les oreilles, c’est une option. Si tu veux sauter des pages, c’est possible aussi. Je t’ai déjà averti que dans ce journal, tu auras accès à des moments authentiques de tes parents. Je suis donc responsable du jugement que tu sauras nous accabler dans les prochaines années. Tu vois? Je suis magnanime et je pense déjà à ton bien être. Je suis un bon (futur) père hein? J’espère maintenant que ma bienveillance saura acheter un peu de ton indulgence. Please. On est pas si pire que ça. Juste un brin intense pour le voisinage peut-être.
Tout a commencé quand ta mère s’est penchée pour ramasser un panier rouge d’épicerie.
- Marianne, on a pas besoin d’un panier, on vient juste acheter une brique de fromage.
- Oui mais… on va peut-être avoir besoin d’autre chose qu’une brique de fromage François. Ça, c’est juste moi qui est prévoyante, c’est tout.
Le ton de Marianne est légèrement tranchant. C’est un timbre semi-lustré avec une couche de «François-tu-penses-pas-plus-loin-que-ton-nez-bout-de-viarge». Sous-texte totalement justifié, j’en conviens. Il est juste verbalisé avec plus de dents. On a un drapeau orange qui se lève ici et je ne vois rien.
Tu penses que ton père a un bon instinct de survie?
Admire comment il gambade dans un champ de mine avec cette insouciance qu’il lui est si caractéristique…
- Hein?... Mais pourquoi tu prends un poivron rouge ici?
- Ben, parce que j’ai envie de manger un poivron rouge François… As-tu un problème avec ça?
- Voyons Marianne, tu peux pas faire ça.
- Comment ça, je peux pas faire ça?
- Ben as-tu vu le prix du poivron?
- 3,50$. Oui je vois le prix.
- Mais voyons, c’est ben trop cher!
- Ok… mais j’ai envie de manger un poivron. Je peux-tu?
- Je comprends tes envies pis toute mais 3,50$ pour un poivron, ç’a vraiment pas d’allure.
- Facque tu suggères quoi? Que je le glisse en dessous de mon chandail pis que je parte à la course avec?
- Ben non. On a juste à pas l’acheter ici. On va attendre d’aller faire une grosse épicerie au IGA de la Place Longueuil. Ils ont des packs de poivrons qui sont en rabais à 6,50$. Je l’ai vu dans la circulaire.
- Heille, méchant deal pareil!
- Marianne… arrête là. On a jasé hier qu’il fallait qu’on économise un peu, avec la pandémie pis toute…
Là, j’ai une phrase de trop qui me pend sur le bout de la langue. Du moment qu’elle déboule, je regrette sa chute.
- Ça, c’est juste moi qui est prévoyant, c’est tout.
- AH!... Ah! Ah!... Ok, wow. Bien dit François, ok… j’ai compris. Je prendrais pas c’te poivron là pour nous sauver de la faillite familiale. Pas de trouble. J’aime ça ta logique.
- Mais c’est pas ça que je voulais dire là… Je sais pas, si tu pouvais juste…un peu… gérer tes envies de femme enceinte ça pourrait…
- Pardon?
Entends-tu, mon enfant, le bruit de la mine qui explose au loin? Cette mine-là, que tout le monde voyait reluire en chantant en cœur : « Va pas là, François, va pas lààààà. »
- Je… je vais aller voir s’ils ont des sacs de recyclage.
- Oui, fait donc ça François. Va voir s’il y a des sacs de recyclage.
Rangé deux, devant le frigo à lait. Moi, sac de recyclage robuste en main. Ta mère, un poivron rouge serré entre les doigts et des bananes, une pomme grenade et un melon au miel dans le creux du coude.
- Je vais aller te chercher un panier rouge à l’entrée.
- Nenon François, on en a pas besoin voyons. Je me débrouille super bien… Voudrais-tu m’aider pis me prendre une pinte de lait au chocolat s’il te plait?
- Une autre?
- Oui, une autre. J’aime ça le lait au chocolat
- Mais là…
- Qu’est-ce que tu veux me dire François? Exprime-toi, je t’en prie…
- C’est juste… c’est juste que… me semble que…
- Ç’a comme intérêt à être brillant ce que tu vas dire parce que le melon au miel commence à être lourd.
- Y’a fallu que je jette l’ancienne pinte de lait au chocolat.
- Pis?
- Ben, elle était passée date… pis y’en restait genre, plus que le quart dedans.
- C’est effectivement ce qu’il faut faire quand une pinte de lait au chocolat est périmée François. Bravo. Maintenant, prends-moi en une autre s’il-te-plaît merci.
- Ben c’est parce que, je me disais….
-…
- Ok, je sais que depuis que t’es enceinte, tes goûts ont changés. Je me demandais seulement : si tu finis pas ta pinte de lait au chocolat, je me questionne à savoir si réellement, tu aimes ça, du lait au chocolat.
- François, je sais pas si tu le sais mais tu commence à me chercher en esti là…
- J’essaye juste de comprendre!
- Y’a rien à comprendre! J’ai envie d’une pinte de lait au chocolat, ça fini là! C’est toute!
- Oui mais c’est des caprices qui sont juste pas économique!
- TABARNAK FRANÇOIS!
La pomme grenade, les bananes et le melon au miel prennent le bord. Le poivron reste dans sa main mais je vois sa peau qui commence à fendre. Marianne est au batte. Elle ne sait que frapper des coups de circuit. Ton père, lui, ne sait que courir…
- As-tu vraiment envie qu’on jase de mes caprices de femme enceinte, ici, dans la rangée des produits laitiers et substituts !? As-tu vraiment envie de me dire ce que je dois manger ou pas !?
- Marianne, je voulais pas…
J’ai pas assez de sacs de recyclages pour me cacher et disparaître.
- Ah ben, regarde donc ça! Des Joe Louis! Ça fait dix ans que j’ai pas mangé ça, mais là, je sais pas pourquoi, j’en mangerais huit d’affilée! As-tu un problème contre ça François? Voudrais-tu essayer de m’interdire de manger des Joe Louis!?
- Non, j’ai pas de problème avec ça…
- Ça, ça me fait plaisir de l’entendre! Parce que figure-toi donc que, moi pis mes gros yeux capricieux de femme enceinte, on regarde aussi passionnément les sacs de nouilles ramens cheap! Mmmmm, si c’était juste de moi, dans l’immédiat, je me baignerais dans une piscine de nouilles sec que le criss à saveur artificiel de Shitaké! T’as-tu quelque chose à dire contre ça?
- Ben, c’est un peu salé des ramens…
- M’EN CALISS! Je vais m’en prendre quatre paquets! As-tu vu François? Sont en spécial en plus! Je suis en train de sauver notre hypothèque!
- Marianne…
- François? tu vois pas que j’ai les mains pleines !? Rends-toi donc utile : Dis pu rien pis pogne moi donc deux boîtes de Kraft Dinner. Pis j’espère pour toi qu’il va y avoir des jujubes rendu à la caisse!
Avec le bout des doigts qui lui restent de libre, ta mère prend trois sacs de petites grenouilles à la guimauve. De mon côté, je suis en train de ramasser les fruits qu’elle a garroché dans la rangée deux. Je comprends que la caissière a dû nous entendre car elle évite le regard de ta mère et elle bégaie quand elle lui demande si elle paye crédit ou débit.
- Vou-voulez-vous un... un sac?
-Qu’est-ce tu penses?
Il y a, bien sûr, un adepte de Mots cachés au comptoir de loto. Je prie de toutes mes forces pour qu’il ne passe aucune remarque. Ton père est d’une naïveté incommensurable.
- Oh la madame a l’a faim? Hein? Héhé! La madame a l’aime ça les repas santés! Héhé!
- La madame a trouve que t’aurais intérêt à continuer à gratter si tu veux encore avoir la chance de te trouver une vie.
Le coup est sec, fort. J’ai peur qu’il manque d’air alors, parce que je sais plus où me mettre, je souris bêtement au petit monsieur. J’ai envie de le prendre dans mes bras.
Il faut sortir au plus vite ta mère d’ici. Bientôt, le logo du marché Ami va se mettre à saigner.
À la maison, ça prend un petit moment pour réussir à approcher Marianne. Je me confonds en excuse. Je mange un Joe Louis avec ta mère et plus jamais je vais dire quoi que ce soit sur ses habitudes alimentaires. Elle prend quelques bouchées puis elle pose le sandwich.
- C’est donc ben pas bon des Joe Louis…
- C’est peut-être pour ça que t’en as pas mangé depuis dix ans… Veux-tu qu’on essaie les ramens?
- Ark. Arrête, j’ai le cœur qui lève.
Et là, j’ai un déclic qui fait mal.
- Ah Fuck…
- Quoi?
- J’ai oublié la brique de fromage…
- Ah non…
- Il faut que j’y retourne…
- Euh…on peut peut-être attendre d’aller faire une grosse épicerie au IGA?
- Ouin… Ça serait plus safe…
Le projet « Ta vie » est un récit d’autofiction, inspiré de la vie de l’auteur. Commencé à être rédigé au début de l’été 2020, il prendra fin autour des derniers jours de février. Plusieurs dates du journal seront partagés en primeur avec la collaboration du théâtre de l’Oeil Ouvert.
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